beaucoup de bruit pour rien (drose)

Le saladier heurte un peu violemment le rebord de l'évier ; bam ! Ça fait presque le même bruit et la même sensation court le long de mon bras que lorsque l'on se cogne les dents contre une surface dure. Bam ! Les mains encore mouillées, je tourne la tête pour chercher où peut bien se trouver le torchon, et jeter un coup d'œil au passage à Drake.
C'est tellement naturel que de le voir à mes côtés dans la cuisine de cet appartement dans lequel nous vivons ensemble depuis un an que c'en devient bizarre, en fait. Je lui jette un sourire, l'un de ceux qu'on affiche sans vraiment y penser, qui s'esquissent tandis qu'on bouge, et moi je bouge vers la plaque de cuisson pour soulever le couvercle de la casserole. Là il me faut bien deux secondes pour saisir que quelque chose ne va pas : il n'y a pas de bruit, et pas d'odeurs non plus, or un repas en pleine cuisson est censé dégager ces deux choses, n'est-ce pas ? C'est tout bête.
« Oh. La plaque, j'avais oublié de l'allumer. On n'était pas près de manger. »
C'est clair, mais pour une fois je ne me couvre pas d'insultes mentalement ; je vais, aussi légère et philosophe que depuis notre retour de Londres, hors de la pièce, dans le couloir d'où je lance à mon colocataire : « C'est pas grave, ça me laisse juste le temps de te donner quelque chose. »
Il ne faut pas plus qu'une poignée de secondes pour passer du couloir à la chambre, puis y attraper le petit sac que j'y ai laissé en rentrant et enfin faire le chemin en sens inverse.
« J'ai pensé à toi en le voyant alors... un tout petit souvenir. »
Je tends la pochette à Drake, toujours ce minuscule creusement en bas du ventre dès qu'il s'agit de faire juger de la valeur de mes choix, ça ne passe pas, je ne peux que faire comme si je ne le sentais pas. Je guette sa réaction tandis qu'il l'ouvre, mais c'est alors qu'un bruit vraiment étrange se fait entendre, suffisamment élevé et proche pour attirer mon attention. Ça vient de l'intérieur de l'appartement et ça n'est pas normal.
« Tu as entendu ? C'était au salon, non ? »

J’ai cru que nous aurions le temps, assez de temps, à cause de ma bêtise avec la plaque de cuisson, parce que le temps est comme un paramètre magique en ce moment, il semble se distendre et s’écouler sans régularité, c’est un fil de nylon qui s’étire, se resserre, de la couleur de ceux que le soleil fait poindre. J’ai cru que nous aurions le temps, juste le temps de tranquillement réussir à se regarder dans les yeux, le temps que Drake ouvre son paquet et découvre son contenu, le temps de renouer une véritable discussion, mais c’était sans compter un véritable coup de ciseaux imprévu sur le fil, clac. Il y a ce bruit soudain et cette odeur désagréable, ça provient du salon et ce n’est pas moi qui l’invente, nous sommes deux à froncer les sourcils. Qu’est-ce que ça peut bien être ?
Drake n’attend pas davantage pour remettre à plus tard son déballage et aller voir à côté ce dont il peut s’agir ; pour ma part, je me contente de surveiller la casserole sur le feu, ces choses-là chauffent si vite et ça ne peut rien être de très grave, pas vrai ? Les choses graves surviennent rarement dans l’existence, le plus souvent ce ne sont que de petits accrochages sur le long fleuve tranquille, un bruit, une sensation, on s’imagine des catastrophes et au final ce n’est rien.
Il n’arrive rien le plus souvent.
Le plat chauffe doucement en dégageant un peu de vapeur, il y a de la buée sur la vitre car il fait froid dehors, aujourd’hui. Si j’étais une enfant j’irais y tracer quelque chose… quelque chose comme… une lettre… deux lettres, peut-être tout un mot… ou juste un délié sans sens…
Drake m’appelle du salon et je comprends immédiatement que nous avons un problème sur les bras. Je m’écarte de la vitre. Allons donc, quoi… Je le rejoins dans la pièce d’à côté, il est là, me tournant le dos et faisant face au radiateur, et l’odeur flotte toujours dans l’air mais bien plus forte, un autre bruit a remplacé le coup : plic ploc.
« Ça fuit, un radiateur ?! »
Il n’était peut-être pas nécessaire d’étaler là mon ignorance, encore moins devant ces preuves flagrantes, ploc et plic. Bon sang. Je ne m’en serais jamais doutée, tiens.
Ma tête se précipite, elle cherche toutes les idées qui se rattache à cet objet du radiateur, hiver, température, allumer, chaud, chaleur, chaud, plic ploc.
« Attention aux gouttes, ne te brûle pas. »
Il est juste en dessous, il pourrait en recevoir. La fuite semble régulière mais pas trop abondante pour autant, alors je suppose que ça n’est qu’une question de joint à resserrer, quelque chose comme cela. Mes connaissances dans ce domaine sont assez limitées, heureusement que Drake a été sacré bricoleur officiel de cet appartement après avoir percé le mystère des notices de montage de meubles.
« On peut le réparer, non ? Il faut juste… attends, ça fuit beaucoup là, non ? »
C’est comme le mécanisme de la pluie, d’abord l’averse et puis les gouttes s’intensifient, de l’eau s’amasse au bord des routes contre les trottoirs, c’est exactement la même chose. Sauf que c’est dans notre appartement et que ça sort du radiateur.

Dans les éviers, c’est un bruit qui angoisse ; quand c’est la pluie, ça n’a pas d’importance, c’est presque imperceptible. Plic et ploc, les gouttes tombent lourdement sur ces deux notes là où je ne m’y serais jamais attendue, le parquet du salon. C’est un rythme régulier au départ, mais bientôt, il semble s’accélérer : ça fuit beaucoup là, non ? Drake acquiesce sans un mot, sans un geste, mais je sais qu’il le pense. Ça fuit beaucoup, trop pour qu’on ne tente rien de faire.
Plic ploc.
Ce battement en deux temps me fascine, on dirait, car je ne bouge pas tandis que mon colocataire va lui chercher sa caisse à outils. Il revient, il l’ouvre, il sort je ne sais combien de tournevis et les essaie l’un après l’autre, et je ne bouge toujours pas en l’observant tenter de prendre le contrôle de la situation. Plic et ploc. Que faire d’autre ?
Dans un évier, ce serait un bruit stressant, juste pénible, et si c’était la pluie on ne l’entendrait quasiment pas ; mais c’est le radiateur et ça forme d’ores et déjà une petite flaque sur le parquet, alors c’est tout bonnement et d’une façon terrible inquiétant.

C’est son exclamation qui me sort de cette espèce de torpeur, il n’y a plus de plic ploc, c’est bien plus continu, plus fluide : ça coule abondamment. Et mince. Qu’est-ce qu’on va faire ? J’avance vers Drake, à peine un, deux puis trois pas, me penche légèrement en avant pour tenter d’y voir quelque chose dans cette flaque, la vis y est tombée et il faut, il faut vraiment qu’on l’en sorte si on veut espérer ne pas se retrouver à boire la tasse dans ce salon.
Voilà que je commence déjà à imaginer le pire. Secoue-toi ! Bouge bon sang, c’est maintenant que l’on évite que des désastres se réalisent, maintenant qu’on utilise sa force toute neuve pour prendre les choses en main, et non plus les subir.
« Je vais chercher une pince ! »
Sur le coup c’est tout ce qui me vient en tête, la pince qu’on utilise pour se servir des spaghettis. Ça devrait le faire, non ? Je cours à la cuisine m’en servir, et je ne pense pas à jeter un coup d’œil à la casserole sur le feu, ce qui est une grossière erreur, mais j’ai trop hâte de régler notre problème actuel.
Seulement, une fois retournée près de Drake j’hésite. La pince ne me semble plus être une si bonne idée que ça. « Ça risque de conduire la chaleur non ? Il faudrait mettre des gants… et des chaussures épaisses parce qu… attends, recule. » Le bras tendu, j’entraîne Drake à faire en même temps que moi plusieurs pas en arrière : la flaque a bien grossi et part allègrement à la conquête du reste du sol, droit vers nous, trop rapide. « C’est bon, ça ne t’a pas touché ? » Le mieux serait peut-être de sortir de la pièce, je ne quitte pas des yeux le flux d’eau qui progresse.

C’est tout bête, franchement, rien de plus imbécile que ce qui nous arrive, mais je ne savais même pas que c’était possible, qu’un radiateur puisse fuir. Il y a vraiment autant d’eau que ça dans les tuyaux ? Et c’est si chaud…
Non franchement, c’est trop bête, et on s’agite comme des guêpes excitées à l’approche d’un orage, Drake et moi, deux incapables devant la flaque qui s’agrandit de plus en plus. On essaie de trouver des idées pour se donner l’impression d’avoir les choses en main, mais c’est seulement après les avoir bredouillées que l’on y réfléchit, et la plupart ne sont pas en vérité pas aussi pertinentes qu’elles en avaient l’air.
Qu’est-ce qu’on va faire ?
Est-ce que ça va continuer de couler pour toujours ?
Mais même si ça s’arrête, comment va-t-on pouvoir évacuer toute cette eau ?
Le mieux serait sans doute, comme mon colocataire le propose, de remettre cette affaire entre les mains d’un professionnel. On aura essayé, c’est bien, mais l’évènement est en train de prendre des proportions qui nous dépassent et nous ne sommes pas formés pour y faire face – si j’avais su il y a dix ans ce qui a vraiment une utilité dans l’existence, j’aurais pris des cours d’art martiaux, de plomberie, de bricolage approfondi, de communication et aurais fui comme la peste les banques. Mais voilà, c’est trop tard. On fait avec son maigre bagage.
« Je m’en occupe, pas la peine de laisser les choses empirer… » De son côté, Drake décide de tenter de récupérer la vis tombée dans la flaque, et ce malgré le fait qu’elle continue de bouillonner. Ça ne m’enchante pas trop de le voir se pencher par-dessus en tenant du bout des doigts cette petite pince avec un mince torchon humide, mais bon… il fait bien attention. « Sois prudent. » je me contente de lui dire avant de quitter le salon pour passer cet appel censé être la solution au problème.

Bon sang, ce que je peux détester cela, ma petite voix trop faible, pas assez assurée et avoir la bouche sèche pour parler, passer pour une idiote finie… enfin c’est fait. Le deuxième plombier que je contacte s’avère être une plombière, pour commencer, malgré un nom qui prête à confusion, et me promet d’arriver d’ici une demi-heure. Machinalement, je vais à la cuisine tout en rangeant mon téléphone dans ma poche, entre dans la pièce, relève la tête à l’entente d’un bruit inhabituel… et, oh  bon sang, bon sang non, pas ça en plus.
« Oh non… » La casserole, laissée sans surveillance, a bien évidemment débordé, et ça fait un moment visiblement. La plaque de cuisson est couverte de morceaux de nourriture grillés, pratiquement incrustés. Génial.
Je coupe le feu mais n’ai pas le courage d’en faire plus. Avec un mouvement qui me semble lent, je m’adosse au meuble, ça me fait une barre froide en bas du dos. C’est à ce moment que Drake pénètre dans la cuisine. Mes yeux le suivent une longue seconde.
« Pourquoi est-ce que les choses tournent toujours mal, Drake ? »